Sur une île lourde d’un passé douloureux du nom de Kéa, au sommet de la colline Hélvère, se trouvait un vieil homme sans âge.
Je l’ai rencontré lorsque j’avais huit ans.
Je lui rends toujours régulièrement visite dès que je le peux, mais mes parents prétendent connaître cet homme depuis fort longtemps et n’apprécient pas nos entrevues, trop fréquentes à leur goût.
Les villageois se moquent de lui et racontent toutes sortes de sombres histoires à son sujet. La rumeur laisse croire que le vieil homme aurait la faculté de dompter les espèces sauvages de la région, comme les loups et les renards. Certains racontent même que « l’homme de la colline » était là bien avant les premières maisons bâties sur l’île, il y a de cela 150 ans...
Il ne descend presque jamais au village afin d’éviter les railleries qui irritent ses oreilles fatiguées. Cet homme vit en autarcie complète, grâce à son élevage de volailles, aux légumes géants qu’il cultive dans son jardin et au poisson qu’il pêche lorsque les marins dorment encore, enivrés par des soirées sans fin, dans les bouges sordides des îles voisines.
Pourtant, j’aime aller lui rendre visite lorsque mes parents sont couchés. Il m’apporte l’affection d’un grand-père que je n’ai jamais eu.
Cet homme est profondément gentil et attentif à mon égard. Il a le visage bruni par le soleil et sa peau est tannée comme la veste en daim que je lui ai toujours vue.
Ses cheveux blancs comme la neige, parcourent son dos pour s’arrêter au bas de ses reins. Ses longs doigts fins qui me font penser à des baguettes noueuses de peuplier, sont maltraités par les intempéries et son pantalon bien trop large laisse deviner une maigreur incroyable.
Il vit dans une petite cabane de bois qu’il a entièrement construite. Son intérieur est très humble, mais tellement chaleureux ! La décoration se limite à quelques filets de pêche troués, et à un tableau représentant une femme entourée de bébés loups. Dans un bocal ébréché, des pinceaux aux poils rabougris reposent patiemment, dans l’attente d’une incertaine utilisation.
Je m’y sens bien, dans la demeure du vieil homme.
Personne ne lui a rendu visite, depuis des printemps évaporés dans les calendriers. Ses yeux sans teint ont oublié le relief des beautés qui l’entourent, depuis son accident de cheval. Cependant, je ne l’ai jamais vu triste. Aucune larme ne semble jamais avoir perlé sur la sécheresse de ces joues maigres.
Pour mon quinzième anniversaire, « l’homme des sommets » m’a offert une canne à pêche fabriquée par ses mains habiles. Elle est faite d’un manche sculpté de petits poissons ailés, c’est un objet magnifique.
Il m’a confié l’avoir fabriquée avec des bois rares et précieux dont il tient la provenance soigneusement secrète. Il m’a fait boire un élixir aux saveurs insolites, à base de lait chaud de sa brebis et du miel de sa ruche. Il y a même ajouté, m’a-t-il dit, des épices aux pouvoirs magiques. Dans l'après-midi, nous sommes allés à la rencontre des poissons au bord d’une rivière cachée dans la clairière. Je n’en avais jamais attrapé d’aussi gros. Alors, avec son air malicieux, il m’a raconté que la canne avait elle aussi un certain pouvoir.
Et je riais des histoires extraordinaires qu’il me contait.
Lorsque je suis rentré chez moi, à une heure jugée tardive, mes parents étaient furieux.
Sans explication, mon père cassa sur ses genoux le cadeau offert par le vieil homme aux yeux délavés.
J’étais désemparé. Je me mis à pleurer, et mes sanglots durèrent une bonne partie de la nuit dans ma chambre.
Je suis quand même retourné voir mon ami le lendemain, pour lui raconter ce qu’avait fait mon père. Attendri, il me donna son arc pour me faire oublier ma peine.
Nous partîmes chasser les oiseaux non loin de chez lui, dans la « forêt aux murmures ». Amusé par mon inexpérience et percevant mes maladresses, il me proposa de retourner chez lui pour que je me repose.
Nous étions assis devant sa cabane et dégustions un breuvage face au bleu turquoise de la mer. Je profitai de ces instants de calme et de douceur pour me hasarder à lui poser quelques questions qui m’intriguaient depuis un certain temps.
« Est-ce vrai ce que l’on raconte au sujet des loups que vous apprivoisez ? »
Il me répondit sur un ton réconfortant : « Non, mon garçon, je ne les apprivoise pas. C’est eux qui m’ont adopté dans leur grande famille qui se trouve de l’autre côté de la colline, à cinq jours de marche. Mais tu sais, les biches et les écureuils aussi nous ont ouvert la porte de leur coeur, à moi ainsi qu’à la solitude qui me tient compagnie chaque jour. Je leur parle de mes journées fragiles qui se ressemblent, et ils me comprennent, répondant par de petits cris tendres et affectueux. Même le ciel me prévient à l’avance de ne pas sortir de chez moi en se manifestant par de sourds grondements, quand la tempête menace.
« De quoi vous souvenez-vous avant...
- L’accident ?… dit-il en finissant ma phrase avant moi. Je chevauchais un bel étalon gris. Nous étions dans la forêt aux murmures avec ma compagne, lorsque le cheval s’est emballé tout à coup. En tombant, ma tête a heurté violemment une pierre, et depuis je suis devenu ce que tu peux voir. Un vieil homme aux cinq sens endoloris. Désormais, mes rêves sont hantés de souvenirs angoissants, et d’autres choses aux contours imprécis. Cependant, j’ai en mémoire les vastes étendues de verdure qui entouraient ma demeure. Mais hélas, ces immenses prairies où vivaient en parfaite harmonie une multitude d’espèces animales ne sont plus, depuis l’arrivée des « hommes du bas ».
Ce sont ces mêmes gens qui interdirent à leurs enfants de me rendre visite les jours de fête, en leur racontant toutes sortes de légendes amères pour les effrayer. Je ne me baigne plus dans la rivière, de crainte d’être emporté par le courant et de ne pas retrouver mes repères. J’ai une image assez floue des couleurs extraordinaires de certains papillons rares, isolée dans un recoin caché de mon esprit. Heureusement qu’il me reste les odeurs pour ne pas oublier... Par contre, j’ai l’impérissable souvenir d’une jeune femme très belle que j’ai tant aimée... Avec elle, j’ai connu un immense bonheur pendant des années dans ce lieu. Puis un jour elle est partie, afin de fuir la cruauté et les récits imaginaires que ceux d’en bas prennent un malin plaisir à raconter à mon sujet. »
J’exprimai l’émotion qui m’avait envahi par de lourds sanglots. Le vieil homme était aussi touché, mais aucune larme ne sortait de ses yeux transparents.
Le coucher de soleil à l’horizon m’indiqua qu’il était temps pour moi de descendre retrouver ma famille pour le dîner. Je pris soin de cacher l’arc que mon ami m’avait offert.
- Sur la table de la salle à manger, mes parents m’avaient laissé un mot dans lequel ils me demandaient de les rejoindre à L’Alcôve, le bar du village. Arrivé au lieu dit, je pus percevoir avant même d’avoir franchi la porte, l’excitation malsaine des habitants. Je pénétrai timidement dans un univers hostile et enfumé, impregné de relents d’alcool. Des bouteilles vides jonchaient les tables sales.
Une poussière lourde recouvrait le sol. Les rideaux jaunis aux fenêtres interdisaient à la lumière de pénétrer.
« Y’en a marre ! Faut en terminer ! C’est la huitième depuis le début de l’année ! »
« Ouais ! T’as raison, ça peut plus continuer ! »
« Assez parlé ! Allons-y ! »
Je demandai à mes parents la raison de cette révolte.
« Des vaches et des brebis ont été retrouvées égorgées par des loups, dans l’enclos de la ferme de Jo », me répondit mon père d’une voix agacée.
« C’est la faute de ce fou et de ses bêtes, je l’ai vu s’en aller de l’autre côté de la colline, il y a une semaine ! » éructait mademoiselle Léane, fidèle dévouée à notre sainte paroisse de Kéa. « C’est lui qui les a envoyés pour nous punir ! Il faut qu’il parte ! »
« Ouais ! elle a raison, faut en finir ! » répondirent-ils tous ensemble.
Je réalisai que le vieil homme courait un grand danger, et je partis immédiatement en haut de la colline pour le prévenir de ce qui se préparait contre lui au village. Essoufflé par une folle course, je cognai de toutes mes forces contre la porte de son cabanon.
« C’est moi ! Ouvrez vite ! » criais-je, « La colère gronde en bas, ils veulent vous chasser ! Comme jadis ils ont chassé votre bien aimée !»
Seul le silence répondit à mes cris aigus. Soudain, un léger doute m’envahit lorsque je repensai aux accusations de mademoiselle Léane...
Mais déjà, j’entendais au loin des bruits de pas sourds, accompagnés d’aboiements féroces. Les ombres vives se faisaient de plus en plus précises.
Les hommes forts du village arrivaient !
Dans la plus grande des fureurs, ils défoncèrent la porte à l’aide de leurs larges épaules. Nous constatâmes dans un silence pesant, que le vieil homme avait disparu, emportant avec lui ses modestes affaires.
Très peiné, je retournai chez moi, avec pour seul réconfort le souvenir des instants merveilleux et secrets passés en sa compagnie.
Des souvenirs agréables, d’une rare intensité, remontaient à la surface, m’inondant d’un bonheur apaisant.
Je ne revis le vieil homme que quinze jours plus tard, au hasard d’une balade en forêt. J’étais si heureux et tellement surpris de le retrouver, que je lui sautai maladroitement au cou, et l’étouffai de tendresse.
« Où étiez-vous parti ? balbutiai-je. Savez-vous que les habitants veulent vous chasser d’ici ?
- Du calme mon garçon, je vais bien, rassure-toi. Je suis juste fatigué de mon voyage. »
Il me caressa affectueusement le visage, puis me serra très fort dans ses bras pendant un long moment.
« J’ai entrepris une longue route pendant dix jours... »
Je marquai un court instant de réflexion et me défis brusquement de son étreinte. Il continuait de me parler, mais je ne l’entendais plus. Le doute, de nouveau s’insinuait dans les méandres de mon cerveau et s’y installait pernicieusement, faisant écho aux accusations des villageois qui résonnaient de plus en plus en moi.
Dans une colère incontrôlée, je lui jetai :
« Dix jours ! Mais ... c’est le temps qu’il vous a fallu pour aller et revenir de l’autre côté de la colline, là où précisément vivent les loups ! ... Alors c’est donc vrai ce que l’on raconte en bas, c’est bien vous qui avez ordonné à ces animaux d’attaquer le bétail de la ferme de Jo !
- Mais non mon garçon, comment peux-tu croire pareille sottise, je me suis absenté pour te ramener quelque... »
Son visage grimaçant et sa voix posée comme celle d’un acteur de théâtre jouant à la perfection un rôle machiavélique, me rebutaient.
« N’en dites pas plus ! Vous m’avez menti ! Menti depuis toujours ! Vous avez abusé de ma naïveté, joué avec mes sentiments ! Vous m’avez trompé ! C’est eux qui ont raison… Je ne peux plus avoir confiance en vous ! Adieu ! »
« Attends... Reviens... Ne pars pas !... »
Précipitamment, je me mis à courir en direction du village. J’entendais de plus en plus faiblement le bruit sec de sa canne frapper la terre, comme s’il essayait de me poursuivre de son pas inégal.
J’avertis mes parents du retour de « l’homme aux loups ». Ma mère s’empressa de prévenir le voisinage de la nouvelle, et en moins d’une heure, tous les habitants emplis de haine étaient rassemblés au pied de la colline, décidés à bannir « l’homme des cimes » de son territoire.
Lorsque nous arrivâmes au sommet de la colline, « les hommes d’en bas » lui ordonnèrent de partir sur-le-champ. Sans contestation, le vieil homme rangea d’une main tremblante ses habits et quelques babioles poussiéreuses dans un vieux sac de peau. Puis me tournant le dos, il partit dans la direction opposée au mont Hélvère, là où personne ne s’était jamais aventuré jusqu’alors, de crainte d’être attaqué par les prédateurs, ses amis.
J’étais resté éloigné de lui. Pourtant il marqua une pause, et son visage se tourna vers moi. J’avais l’impression qu’il me fixait. Pendant ces longues secondes, il me sembla voir une larme couler de ses yeux, glissant entre les sillons des joues ridées.
Une semaine s’est écoulée depuis son départ. Nostalgique de l’ambiance qui régnait chez « l’homme de la forêt », j’ai voulu retourner une dernière fois dans sa demeure, encore tiède des événements bouleversants dont elle fut le théâtre.
Je poussai la vieille porte qui avait été défoncée.
L’unique pièce était déserte. Il n’y avait plus d’effets, plus rien, à l’exception d’un colis sur sa table, accompagné d’une lettre, probablement oubliés dans la hâte de son départ. Curieux, je pris la liberté d’ouvrir l’enveloppe et d’en lire le contenu :
« Je suis désolé mon petit, que ton père ait cassé la canne à pêche le jour de tes 15 ans. Si tu ne m’as pas vu ces derniers temps, c’est que je suis allé loin dans la forêt, chercher ces bois rares dont elle était faite. Le mal est réparé, je t’en ai fabriqué une autre. J’espère qu’elle te plaira. Joyeux anniversaire mon garçon. »
La terre bascula sous mes pieds. En un instant je venais de comprendre ma terrible erreur. Je crois n’avoir jamais autant pleuré de ma vie d’adolescent.